Bonjour à tous
Malgré sa mauvaise réputation, le désordre est-il nécessaire à l'Etre humain ? C'est l'une des thèses proposées et développées par l'écrivain libano-américain Nassim Nicholas Taleb dans son imposant ouvrage "Antifragile - Les bienfaits du désordre" paru en 2012. Né au Liban, fin connaisseur des philosophes grecs, des pensées méditerranéennes, arabes et occidentales, polyglotte et érudit, l'auteur a été courtier en bourse, mathématicien probabiliste, professeur d'ingénierie du risque et est aujourd'hui spécialisé dans l'évaluation des risques d’événements rares et imprévus.
Désordre, hasard, volatilité et incertitudes seraient donc utiles et nécessaires à l'Humanité, et les exemples de sujets qui apparaissent négatifs a priori mais qui se révèlent positifs et bénéfiques à long terme sont nombreux : la sérendipité qui permet des découvertes inattendues, l'hormèse, la mithridatisation et la vaccination qui protègent l'organisme, les mutations génétiques hasardeuses qui induisent l'évolution des espèces, les friches naturelles où s'épanouit la biodiversité, la restriction calorique qui permet de vivre mieux et plus longtemps, le stress nécessaire à la survie, l'ajout de bruit aléatoire dans un système pour l'améliorer, le jardinier qui taille ses arbres pour les fortifier ou même la guerre qui permettrait d'une certaine manière à la société de rebondir, de progresser et de se réorganiser !
Associé à cette désorganisation "stimulante", le concept d'antifragilité décrit l'état d'un objet solide ou d'un homme résistant qui profiteraient du stress ou du désordre auxquels ils seraient soumis et qui en tireraient une amélioration ou un bénéfice. "Ce qui ne me tue pas me rend plus fort" écrivait déjà Friedrich Nietzsche en 1888...
Selon N.N.Taleb, il faut donc laisser agir le hasard et laisser les évènements suivre leur cours, patienter, temporiser, procrastiner, agir avec lenteur, encourager le non-interventionnisme dans tous les domaines, financier, politique ou médical. Arguant que "le bon réside surtout dans l'absence du mauvais", l'auteur met ainsi en avant le concept de "via negativa" : quoi qu'il fasse, il préfère s'abstenir, ne pas faire, ne pas intervenir, ne pas agir. Grâce au scepticisme et à la " connaissance soustractive", il évite toute forme de prédictions et de prévisions qui sont pour lui "la pire des pollutions humaines". Il faut aussi accepter l'inexplicable, l'inintelligible, la non-analyse, l'asymétrie (et la non-linéarité), rester favorable à l'expérience, à l'empirisme, au savoir heuristique, à l'opportunisme, à l'instinct et à l'intuition. En résumé, "moins, c'est plus" ! Il suffit d'observer et de copier la simplicité de la Nature, redécouvrir le principe physique d'entropie et rappeler que le passage inéluctable du temps s'accompagne invariablement d'un accroissement du désordre.
Et si "less is more", N.N.Taleb ajoute aussi que "small is beautiful" ! Il rejette la complexification de toutes choses dans notre civilisation moderne, la sophistication et la réduction de toute variabilité. Normale, aléatoire et omniprésente, la variabilité empêche grâce à de petites fluctuations régulières l'apparition des "cygnes noirs", ces évènements imprévisibles et extrêmes qui nous rendent de plus en plus vulnérables.
Au fil des pages, le pessimiste Nassim Nicholas Taleb dénonce "la malhonnêteté foncière des hommes" et rejette (dans le désordre !) prévisionnistes, statisticiens, politiciens, touristes, banquiers, transhumanistes, carriéristes de tout poil, "costumes vides" et autres "fragilistas", l'administration américaine, la "dictature des médias sur la pensée et la culture", les industries pharmaceutiques qui inventent de nouvelles pathologies, les écoles de commerce, les journaux du matin, les sujets à la mode ou même le jus d'orange matinal imposé par des industriels sans scrupules ! Il préfère l'érudition au savoir universitaire, l'antiquité méditerranéenne au monde moderne, l'art à la science, la "robustesse" des livres à la fragilité numérique, le pragmatisme à l'idéologie, "la culture du désert baignée de contemplation et de frugalité" au confort des villes "associé au déclin physique et moral"...
Hélas, la forme prête beaucoup plus à polémique que le fond des idées. Usant d'ironie et d'agressivité, cet homme à la personnalité complexe apparait peu à peu comme asocial, misanthrope, suffisant, orgueilleux, paranoïaque, amer, odieux... Persuadé qu'un homme héroïque et honorable doit prendre des risques pour défendre ses opinions, l'auteur provocateur prend souvent exemple sur la mafia dont l'organisation et le code de l'honneur seraient des modèles à suivre... Provocateur et controversé, il a été surnommé "le dissident de Wall Street" pour avoir critiqué ses anciens collègues, dénoncé leurs méthodes et prévu avant eux la crise financière de 2008. Il reconnait lui-même que son caractère rigide, ses accès de colère et sa personnalité conflictuelle lui ont souvent valu les foudres de ses détracteurs.
La dernière page tournée, le lecteur déconcerté sera sans doute partagé entre hilarité et ahurissement et se posera davantage de questions sur la personnalité de l'auteur que sur le bien-fondé de ses arguments : un homme qui se revendique à demi-mot comme prophète chrétien orthodoxe et qui "se plie aveuglément à la méthode heuristique de la religion", qui préfère "garder ses distances avec les ignorants" et qui use et abuse d'un discours hermétique, alambiqué, verbeux, abscons et agrémenté de graphiques parfois surréalistes est-il en fin de compte un génie malheureux ou un imposteur à l'ego démesuré ? Une seule chose est certaine : confronté à un mode de vie qui ne lui convient pas et à des contemporains qui ne le comprennent pas, cet homme au raisonnement désordonné a fini par devenir lui-même antifragile !
Tonton Daniel
http://tontondaniel.over-blog.com/2016/11/serendipite.html
http://tontondaniel.over-blog.com/2016/08/kintsugi.html
http://tontondaniel.over-blog.com/article-32366013.html (Au jardin - 2009)